tordre le langage

s'affranchir du conditionnement imposé par le langage.

 

 

Stanley Kubrick,

« Shining »,

1980.

 

 

Le mot réifié

La scène de la machine à écrire, dans laquelle Wendy Torrance découvre le « roman » sur lequel travaille son mari Jack depuis des mois, est frappante par son efficacité. Sans même nous montrer le personnage de Jack, Stanley Kubrick réussit à nous plonger dans la profondeur de sa démence.

Par la multitude des feuillets qui défilent sous les doigts de Wendy (feuillets qui n'en finissent littéralement pas), on prend conscience que son mari n'a pas sombré dans la démence depuis deux ou trois jours, mais presque à partir de son arrivée à l'hôtel Overlook.

C'est ce jeu sur la temporalité (la découverte des feuillets nous replonge au début du film, nous faisant considérer le personnage de Jack sous l'angle d'une folie latente et dissimulée) qui exacerbe la tension et donc l'efficacité de la séquence.

 

On peut néanmoins se risquer à livrer une autre interprétation de cette scène. Kubrick, pour intensifier la démence de son personnage, joue sur la temporalité mais également sur un mécanisme plus inconscient : notre rapport au texte imprimé.

En effet, la phrase « all work and no play makes jack a dull boy »1 n'est pas prononcée par Jack, elle est tapée, retapée et retapée encore. Et le fait justement que son obsession se traduise par des caractères tapés, et non par une phrase psalmodiée, rend sa folie plus profonde encore. Comme si le mot imprimé relevait d'avantage de l'esprit et de l'intellect, là où l'expression orale serait tenue pour plus spontanée et irréfléchie. Une dichotomie entre écrit et oral, entre esprit et spontanéité.

 

Cet antagonisme entre langage écrit et langage parlé est précisément analysé par Tim Ingold dans son ouvrage Une brève histoire des lignes.

Selon lui, « le langage a été réduit au silence »2. Il explique en effet la manière dont la civilisation occidentale a basculé d'une culture orale, où la perception sonore ou écrite d'un mot renvoyait avant toute chose à un son, à une culture de l'écrit où même un mot parlé nous évoque l'image écrite de ce mot.

 

« Quand les mots sont couchés sur le papier, immobiles et en attente d'un examen prolongé, nous avons tendance à les percevoir comme des objets dont l'existence et le sens sont dissociés de leur sonorité dans les actes de paroles. C'est comme si le fait d'écouter un texte parlé relevait de la vision et qu'on voyait avec les oreilles ; comme si entendre prononcer des paroles, c'était les regarder »3.

 

Ce basculement s'est produit à partir du moment où les textes ont cessé d'être manuscrits pour devenir imprimés. En effet, avant la naissance de l’imprimerie, que le mot soit prononcé, exprimé sous forme d’un geste ou manuscrit, il était avant tout perçu comme une production humaine sensible, une trace active, et non une chose.

L'imprimerie a réifié le mot, en dissociant « le geste techniquement efficace de son résultat graphique »4. Elle a transformé le caractère en une unité à agencer au sein d'un système constructif linéaire. La standardisation du langage est ainsi née du remplacement progressif de la main par la machine.

 

C'est pourquoi le langage tapé fait implicitement référence à la technique, donc à l'intellect, par opposition au langage parlé voire même manuscrit qui nous semblent plus sensibles et spontané.

Mais cela démontre aussi que l'on tend à concevoir le langage comme un système linéaire, standardisé et immobile.

 

 

Un système hiérarchisé et hiérarchisant

L'existence de niveaux (ou registres), concept que l'on retrouve dans de nombreuses langues aux racines différentes, corrobore cette idée d'un langage normé et disciplinaire.

Les registres de langue sont symptomatiques de l'utilisation du langage comme système hiérarchique, permettant une distinction entre les classes sociales éduquées et celles qui le sont moins. En ce sens, le langage est utilisé comme un instrument de pouvoir, qui entraîne à la fois une certaine discrimination sociale, et une coercition de la classe dominée par la classe dominante.

Le philosophe allemand Theodor W. Adorno va même jusqu'à parler « d'aliénation des classes »5  codifiée par la langue écrite, et dénonce le carcan dans lequel les classes populaires sont et se maintiennent enfermées :

 

« Le meilleur des parlers du nord de Berlin ou de Cockney, prompt à la réplique et chargé de bon sens, souffre encore de ce que, dans son effort pour surmonter sans désespérer les situations désespérées, il ait dû se moquer de soi-même en même temps que de l’ennemi, donnant ainsi raison au train du monde. »6

 

Ce mécanisme de hiérarchisation sociale est d'autant plus effectif qu'il est insidieux et considéré comme allant de soi.

 

Les jargons propres à certains corps de métier sont eux aussi les témoins d'une tendance à affirmer son appartenance à une communauté par la langue, et par le même coup à s’enfermer dans un monde clos où l’on se reconnait par ses tics de langage.

« benchmarking », « conf-call », « réu », « merchandising »…Les conversations dans le secteur du marketing, par exemple, sont truffées de termes anglophones. Chez les « créatifs », on se retrouve autour de projets ou d’idées « qui fonctionnent », (expression fourre-tout pour exprimer que le projet est de qualité).

Ces replis linguistiques témoignent également parfois d’une certaine déconnexion des individus qui en font l'usage avec les autres milieux sociaux.

Extrait du « Projet de programme pour le Cycle 4 »

du Conseil supérieur des programmes de l'éducation nationale,

avril 2015.

 

En ce qui concerne les activités sportives,

on ne parle pas de piscine mais de

« milieu aquatique profond standardisé ».

Y aurait-il alors des moyens de s'affranchir de ces mécanismes de pouvoir et de hiérarchisation inhérents au langage ? Si la classification est nécessaire, comment faire en sorte qu’elle se fasse et se défasse constamment ?

Le « bon sens » nous pousserait à croire que la solution serait de jouer le jeu afin d'en maîtriser les codes. Pourtant, en y regardant de plus près et en tendant un peu plus l'oreille, force est de constater que les tactiques de résistance7 sont plus nombreuses qu'on ne le pense.

 

 

Le mot est une brique

La poésie concrète, branche expérimentale de la poésie apparue dans les années 1950 sous l'influence du Dadaïsme, s'est attelée à désacraliser le langage, en le considérant comme une matière première. Les caractères et les mots étaient ainsi perçus comme des briques, un matériau libéré de tout sens.

En s'attachant à créer des objets graphiques et sensibles affranchis de toute règle de syntaxe, la poésie concrète donne la primauté à la matérialité visuelle et sonore. Une manière d'assumer et de revendiquer pleinement le langage comme un jeu de construction, tout en tordant le cou à ses règles. Un bel exemple de pied de nez fait au langage.

Carl Andre,

œuvre issue du recueil Poems.

Robert Smithson,

A Heap of Language,

1966.

« This drawing attests to Smithson's belief that language is a concrete material. »

(site du MoMA).

William S. Burroughs, romancier américain iconique de la Beat Generation8, a lui aussi œuvré à « libérer les mots de leur sens »9.

Burroughs et son ami Brion Gysin sont à l'origine, à la fin des années 50, du cut-up, technique littéraire qui consiste à créer un texte à partir de fragments textuels d'origines diverses. C'est notamment d'après cette méthode qu'il a écrit la Trilogie Nova10.

Burroughs traite lui aussi le langage comme un matériau. Pour lui, le mot n'est pas un sens, mais avant tout une matérialité. C'est ainsi la forme qui fait sens.

Avec Burroughs, l'auteur devient un collagiste. Pour lui,

 

« toute écriture est un cut-up : des mots lus et rabâchés.

écrire est toujours réécrire. »

William S. Burroughs,

Afterbirth of Dream Now,

publié dans la revue NOW NOW NOW

de Charles Plymell,

1965.

Burroughs se considère alors comme un « artisan du déconditionnement », dans des sociétés occidentales qui fonctionnent sur le conditionnement des individus.

Le cut-up est alors un processus d'émancipation vis-à-vis du langage, de l'écriture, du respect de la propriété intellectuelle…

Le déconditionnement du langage doit passer par sa déconstruction, et sa réappropriation par la reconstruction.

 

 

Une réouverture du langage

Les supports de communications apparus avec la révolution numérique ont bouleversé notre rapport au langage écrit. Les émoticônes, les gifs, les vines11… sont autant de nouveaux outils qui s'affranchissent des mots.

L'émoticône par exemple, est née de la combinaison de caractères typographiques. On peut citer le smiley, qui permet de communiquer brièvement à l'écrit une information comparable à une expression faciale.

 

:-)           :-/           :-D           :'(           :-O

 

L'émoticône s'est progressivement détachée des combinaisons limitées offertes par les caractères typographiques pour devenir un symbole à part entière, oscillant entre signe et image.

Aperçu de la longue bibliothèque d'émoticônes disponibles dans

une conversation Facebook.

Elles sont ainsi utilisées pour transmettre une émotion, un état d'esprit, un ressenti, une ambiance ou une intensité qu'il serait difficile d'exprimer par les mots.

 

Lorsque ces nouveaux symboles sont apparus, de nombreuses personnes y ont vu un appauvrissement du langage, un symptôme du dépérissement du vocabulaire. Les émoticônes ont été perçues comme un formatage de la pensée, proposant une série d'expressions figées et sans profondeur.

Pourtant, le renouvellement constant des bibliothèques d'émoticônes, de gifs, de vines… sur les divers réseaux sociaux témoigne au contraire d'une créativité qui dépasse le cadre imposé par le langage écrit « classique ». Ils ne sont pas un remplacement mais un complément aux caractères textuels, donnant au langage écrit une nouvelle richesse.

 

 

 

Gifs aléatoires disponibles

dans une conversation Facebook.

Si bien que l'on peut voir dans ces « nouveaux idéogrammes » une diversification et une réouverture du langage. Et par conséquent une réouverture de la pensée.

 

De la même façon que l’imprimerie a transformé le rapport de l’homme à l’écriture et au langage, l’émergence des outils de communication numériques faisant la part belle à l’image et au son (Facebook donne par exemple accès, dans une conversation, à une bibliothèque d’émoticônes et de gifs qu'il est possible d'enrichir) bouleverse une nouvelle fois notre conception de la langue.

 

 

Créations linguistiques

Finalement, l'acte de résistance le plus criant face à la discipline du langage semble être la création de nouvelles formes d'expression, par le détournement et l'appropriation des règles et des normes linguistiques instituées.

D’un instrument de pouvoir permettant de circonscrire la pensée, le langage, lorsqu'il est bousculé, peut devenir un acte de résistance et de soulèvement. Michel de Certeau s'est intéressé à la manière dont l' « homme ordinaire » s'approprie la langue et « en modifie la dynamique »12.

Il explique comment, après avoir assimilé les codes qui structurent et régissent une langue, l'homme est capable de naviguer à travers cette grille rigide pour l'élargir, tisser de nouveaux maillons, voire la déconstruire pour recomposer de nouvelles formes plus libres et plus flexibles.

 

Un exemple particulièrement éloquent de cet acte créatif du détournement reste le verlan – et de manière plus générale les argots de banlieues –, langages mouvants qui évoluent constamment selon les contextes :

 

« Ça peut partir de n’importe quoi, comme un nom de famille. Par exemple, il y a un mec qui s’appelait Texier. On se posait tout le temps chez lui. Alors un texier, c’est devenu une cave, l’endroit où on se pose. »13

 

Ils se nourrissent de situations diverses mais également de termes venus d'autres cultures. Il n'est pas rare, par exemple, de retrouver des mots ou expressions arabes dans certains argots de banlieues parisiennes.

Les argots de banlieues détournent le système normatif du langage pour revendiquer une culture marginalisée, mais ils incarnent également une autre forme de résistance : celle de se soustraire à la surveillance des autorités, n'étant compréhensibles que par ceux qui les pratiquent.

L'argot représente ainsi un « art de faire » dans le sens que lui donne Michel de Certeau : une tactique du « faible » lui permettant de s'émanciper du système établi en se jouant de ses règles.

 

Mettre à mal, bousculer, tordre le langage… Les tactiques linguistiques spontanées tel que le verlan utilisent les mots comme une matière première. C'est en déconstruisant puis en reconstruisant sans cesse le langage, à la recherche de nouvelle forme d'expression, que l'on pourra à la fois l'enrichir tout en parvenant à s'émanciper du conditionnement qu'il nous impose.

13.

Matthieu Bidan

& Michela Cuccagna,

article « Comment l'argot de Grigny a envahi la France », mars 2016,

streetpress.com.

12.

Michel de Certeau, op. cit., p. 56.

11.

Vine était une application mobile détenue par

Twitter Inc., qui permettait de capturer et d'envoyer de courtes vidéos de six secondes de format carré, tournant en boucle. Ce concept a par la suite été repris par d'autres applications comme Instagram.

Par extension, le nom  « vine » désigne une courte vidéo envoyée ou partagée pour communiquer.

10.

La Trilogie Nova, également appelé Cut-up Trilogy,

est composée de

La machine molle (1961),

Le ticket qui explosa (1962) et Nova express (1964).

9.

L'ensemble de ce paragraphe est écrit d'après l'émission de Marie Richeux

« Mélange (4/5) : Le cut-up de William S. Burroughs », Pas la peine de crier,

France culture,

2014.

8.

Mouvement littéraire

et artistique né

aux États-Unis dans

les années 1950,

dont Jack Kerouac,

Allen Ginsberg

et William S. Burroughs furent les figures les plus célèbres.

7.

La notion de tactique comme acte de résistance du faible face aux « stratégies » des systèmes dominants est théorisée par

Michel de Certeau.

Il définit les tactiques comme des « bons tours du « faible » dans l’ordre établi par le « fort », art de faire des coups dans le champ de l'autre, astuces de chasseurs, mobilités manœuvrières

et polymorphes, trouvailles jubilatoires, poétiques

et guerrières. »

Michel de Certeau, L'invention du quotidien. 1 Arts de faire., éd. Gallimard, Paris, 1990 (1980),

p. 65.

6.

Ibid, p. 98.

5.

Theodor W. Adorno,

Minima Moralia : Réflexions sur la vie mutilée, éd. Payot, Paris, 1991 (1951),

p. 99.

4.

Ibid, p. 42.

3.

Ibid, p. 17.

2.

Tim Ingold,

Une brève histoire des lignes, éd. Zones Sensibles, Bruxelles, 2013, p. 8.

1.

Traduite dans la version française par « un tiens vaut mieux que deux tu l'auras ».

Le mot réifié

La scène de la machine à écrire, dans laquelle Wendy Torrance découvre le « roman » sur lequel travaille son mari Jack depuis des mois, est frappante par son efficacité. Sans même nous montrer le personnage de Jack, Stanley Kubrick réussit à nous plonger dans la profondeur de sa démence.

Par la multitude des feuillets qui défilent sous les doigts de Wendy (feuillets qui n'en finissent littéralement pas), on prend conscience que son mari n'a pas sombré dans la démence depuis deux ou trois jours, mais presque à partir de son arrivée à l'hôtel Overlook.

C'est ce jeu sur la temporalité (la découverte des feuillets nous replonge au début du film, nous faisant considérer le personnage de Jack sous l'angle d'une folie latente et dissimulée) qui exacerbe la tension et donc l'efficacité de la séquence.

 

On peut néanmoins se risquer à livrer une autre interprétation de cette scène. Kubrick, pour intensifier la démence de son personnage, joue sur la temporalité mais également sur un mécanisme plus inconscient : notre rapport au texte imprimé.

En effet, la phrase « all work and no play makes jack a dull boy »1 n'est pas prononcée par Jack, elle est tapée, retapée et retapée encore. Et le fait justement que son obsession se traduise par des caractères tapés, et non par une phrase psalmodiée, rend sa folie plus profonde encore. Comme si le mot imprimé relevait d'avantage de l'esprit et de l'intellect, là où l'expression orale serait tenue pour plus spontanée et irréfléchie. Une dichotomie entre écrit et oral, entre esprit et spontanéité.

 

Cet antagonisme entre langage écrit et langage parlé est précisément analysé par Tim Ingold dans son ouvrage Une brève histoire des lignes.

Selon lui, « le langage a été réduit au silence »2. Il explique en effet la manière dont la civilisation occidentale a basculé d'une culture orale, où la perception sonore ou écrite d'un mot renvoyait avant toute chose à un son, à une culture de l'écrit où même un mot parlé nous évoque l'image écrite de ce mot.

 

« Quand les mots sont couchés sur le papier, immobiles et en attente d'un examen prolongé, nous avons tendance à les percevoir comme des objets dont l'existence et le sens sont dissociés de leur sonorité dans les actes de paroles. C'est comme si le fait d'écouter un texte parlé relevait de la vision et qu'on voyait avec les oreilles ; comme si entendre prononcer des paroles, c'était les regarder »3.

 

Ce basculement s'est produit à partir du moment où les textes ont cessé d'être manuscrits pour devenir imprimés. En effet, avant la naissance de l’imprimerie, que le mot soit prononcé, exprimé sous forme d’un geste ou manuscrit, il était avant tout perçu comme une production humaine sensible, une trace active, et non une chose.

L'imprimerie a réifié le mot, en dissociant « le geste techniquement efficace de son résultat graphique »4. Elle a transformé le caractère en une unité à agencer au sein d'un système constructif linéaire. La standardisation du langage est ainsi née du remplacement progressif de la main par la machine.

 

C'est pourquoi le langage tapé fait implicitement référence à la technique, donc à l'intellect, par opposition au langage parlé voire même manuscrit qui nous semblent plus sensibles et spontané.

Mais cela démontre aussi que l'on tend à concevoir le langage comme un système linéaire, standardisé et immobile.

 

 

Un système hiérarchisé et hiérarchisant

L'existence de niveaux (ou registres), concept que l'on retrouve dans de nombreuses langues aux racines différentes, corrobore cette idée d'un langage normé et disciplinaire.

Les registres de langue sont symptomatiques de l'utilisation du langage comme système hiérarchique, permettant une distinction entre les classes sociales éduquées et celles qui le sont moins. En ce sens, le langage est utilisé comme un instrument de pouvoir, qui entraîne à la fois une certaine discrimination sociale, et une coercition de la classe dominée par la classe dominante.

Le philosophe allemand Theodor W. Adorno va même jusqu'à parler « d'aliénation des classes »5  codifiée par la langue écrite, et dénonce le carcan dans lequel les classes populaires sont et se maintiennent enfermées :

 

« Le meilleur des parlers du nord de Berlin ou de Cockney, prompt à la réplique et chargé de bon sens, souffre encore de ce que, dans son effort pour surmonter sans désespérer les situations désespérées, il ait dû se moquer de soi-même en même temps que de l’ennemi, donnant ainsi raison au train du monde. »6

 

Ce mécanisme de hiérarchisation sociale est d'autant plus effectif qu'il est insidieux et considéré comme allant de soi.

 

Les jargons propres à certains corps de métier sont eux aussi les témoins d'une tendance à affirmer son appartenance à une communauté par la langue, et par le même coup à s’enfermer dans un monde clos où l’on se reconnait par ses tics de langage.

« benchmarking », « conf-call », « réu », « merchandising »…Les conversations dans le secteur du marketing, par exemple, sont truffées de termes anglophones. Chez les « créatifs », on se retrouve autour de projets ou d’idées « qui fonctionnent », (expression fourre-tout pour exprimer que le projet est de qualité).

Ces replis linguistiques témoignent également parfois d’une certaine déconnexion des individus qui en font l'usage avec les autres milieux sociaux.

Le mot réifié

La scène de la machine à écrire, dans laquelle Wendy Torrance découvre le « roman » sur lequel travaille son mari Jack depuis des mois, est frappante par son efficacité. Sans même nous montrer le personnage de Jack, Stanley Kubrick réussit à nous plonger dans la profondeur de sa démence.

Par la multitude des feuillets qui défilent sous les doigts de Wendy (feuillets qui n'en finissent littéralement pas), on prend conscience que son mari n'a pas sombré dans la démence depuis deux ou trois jours, mais presque à partir de son arrivée à l'hôtel Overlook.

C'est ce jeu sur la temporalité (la découverte des feuillets nous replonge au début du film, nous faisant considérer le personnage de Jack sous l'angle d'une folie latente et dissimulée) qui exacerbe la tension et donc l'efficacité de la séquence.

 

On peut néanmoins se risquer à livrer une autre interprétation de cette scène. Kubrick, pour intensifier la démence de son personnage, joue sur la temporalité mais également sur un mécanisme plus inconscient : notre rapport au texte imprimé.

En effet, la phrase « all work and no play makes jack a dull boy »1 n'est pas prononcée par Jack, elle est tapée, retapée et retapée encore. Et le fait justement que son obsession se traduise par des caractères tapés, et non par une phrase psalmodiée, rend sa folie plus profonde encore. Comme si le mot imprimé relevait d'avantage de l'esprit et de l'intellect, là où l'expression orale serait tenue pour plus spontanée et irréfléchie. Une dichotomie entre écrit et oral, entre esprit et spontanéité.

 

Cet antagonisme entre langage écrit et langage parlé est précisément analysé par Tim Ingold dans son ouvrage Une brève histoire des lignes.

Selon lui, « le langage a été réduit au silence »2. Il explique en effet la manière dont la civilisation occidentale a basculé d'une culture orale, où la perception sonore ou écrite d'un mot renvoyait avant toute chose à un son, à une culture de l'écrit où même un mot parlé nous évoque l'image écrite de ce mot.

 

« Quand les mots sont couchés sur le papier, immobiles et en attente d'un examen prolongé, nous avons tendance à les percevoir comme des objets dont l'existence et le sens sont dissociés de leur sonorité dans les actes de paroles. C'est comme si le fait d'écouter un texte parlé relevait de la vision et qu'on voyait avec les oreilles ; comme si entendre prononcer des paroles, c'était les regarder »3.

 

Ce basculement s'est produit à partir du moment où les textes ont cessé d'être manuscrits pour devenir imprimés. En effet, avant la naissance de l’imprimerie, que le mot soit prononcé, exprimé sous forme d’un geste ou manuscrit, il était avant tout perçu comme une production humaine sensible, une trace active, et non une chose.

L'imprimerie a réifié le mot, en dissociant « le geste techniquement efficace de son résultat graphique »4. Elle a transformé le caractère en une unité à agencer au sein d'un système constructif linéaire. La standardisation du langage est ainsi née du remplacement progressif de la main par la machine.

 

C'est pourquoi le langage tapé fait implicitement référence à la technique, donc à l'intellect, par opposition au langage parlé voire même manuscrit qui nous semblent plus sensibles et spontané.

Mais cela démontre aussi que l'on tend à concevoir le langage comme un système linéaire, standardisé et immobile.

 

 

Un système hiérarchisé

et hiérarchisant

 

 

L'existence de niveaux (ou registres), concept que l'on retrouve dans de nombreuses langues aux racines différentes, corrobore cette idée d'un langage normé et disciplinaire.

Les registres de langue sont symptomatiques de l'utilisation du langage comme système hiérarchique, permettant une distinction entre les classes sociales éduquées et celles qui le sont moins. En ce sens, le langage est utilisé comme un instrument de pouvoir, qui entraîne à la fois une certaine discrimination sociale, et une coercition de la classe dominée par la classe dominante.

Le philosophe allemand Theodor W. Adorno va même jusqu'à parler « d'aliénation des classes »5  codifiée par la langue écrite, et dénonce le carcan dans lequel les classes populaires sont et se maintiennent enfermées :

 

« Le meilleur des parlers du nord de Berlin ou de Cockney, prompt à la réplique et chargé de bon sens, souffre encore de ce que, dans son effort pour surmonter sans désespérer les situations désespérées, il ait dû se moquer de soi-même en même temps que de l’ennemi, donnant ainsi raison au train du monde. »6

 

Ce mécanisme de hiérarchisation sociale est d'autant plus effectif qu'il est insidieux et considéré comme allant de soi.

 

Les jargons propres à certains corps de métier sont eux aussi les témoins d'une tendance à affirmer son appartenance à une communauté par la langue, et par le même coup à s’enfermer dans un monde clos où l’on se reconnait par ses tics de langage.

« benchmarking », « conf-call », « réu », « merchandising »…Les conversations dans le secteur du marketing, par exemple, sont truffées de termes anglophones. Chez les « créatifs », on se retrouve autour de projets ou d’idées « qui fonctionnent », (expression fourre-tout pour exprimer que le projet est de qualité).

Ces replis linguistiques témoignent également parfois d’une certaine déconnexion des individus qui en font l'usage avec les autres milieux sociaux.

en dehors Mémoire de fin d'études d'Hugo Poirier, sous la direction de Mathilde Sauzet. ENSCI-Les ateliers 2017 à consulter sur ordinateur & tablette.