sortir de la carte

comment les cartes formatent notre vision du territoire.

Antonin Peretjatko, « La loi de la jungle »,

2016.

Le pouvoir des cartes

Les cartes détiennent un pouvoir particulier : celui de ne jamais mentir. Ou plutôt, elles s'arrangent pour qu'on les croie sur parole. Si quelqu'un est perdu, on supposera qu'il avait la tête ailleurs, on mettra en cause son piètre sens de l'orientation ou son incapacité à déchiffrer correctement un plan. Mais la carte ne sera pas mise en défaut, puisqu'elle ne se trompe jamais.

 

Depuis l'école primaire, nous sommes éduqués à nous fier aux cartes : elles sont objectives, car tracées à partir de relevés techniques précis et selon des principes mathématiques fiables. Le géographe et historien des cartes Brian Harley explique que l'infaillibilité de la carte est en fait ancrée dans une « mythologie culturelle » : celle de considérer la cartographie comme une science et non un système de représentation. Nous nous maintenons plongés dans l'illusion historique que les cartes sont des reproductions exactes du monde, en partant du principe que « les informations factuelles [des cartes] sont représentées sans parti pris »1. Si c'est indiqué sur la carte, c'est que ce doit être vrai.

 

Pourtant, si on creuse jusqu'aux racines du mot, la carte, avant d'être le reflet d'un territoire, désigne avant tout une matière. « khartès » en grec signifie feuille de papyrus, duquel découle le latin « charta » : papier ou lettre2. Son étymologie souligne sa matérialité et donc sa nature finie : la carte est physiquement limitée.

Comment un simple morceau de papier, si grand soit-il, pourrait exprimer toutes les complexités d'un territoire ?3

à l'instar d'une photographie qui porte intrinsèquement un point de vue particulier (par le cadrage, la mise au point, la lumière retenue...), la carte est une représentation partielle, à un instant t et à une échelle donnée, d'un espace. Elle témoigne d'une vision subjective du monde, d'un ça a été d'une certaine manière, et non d'un c'est. Elle est porteuse de sens (puisqu'elle raconte quelque chose) mais aussi d'intentions (intentions scientifiques, politiques voire artistiques propres à son ou ses auteur(s)). Ainsi, « les cartes sont inévitablement un système culturel »4. La diversité des cartes représentant un même espace témoigne bien de leur polysémie.

 

C'est précisément ce double-jeu (une représentation subjective habilement habillée d'une « auréole de la science »5) qui en fait un instrument de pouvoir silencieux et puissant.

Si on laisse de côté le rôle évidemment crucial que les cartes jouent dans les conflits armés (véritables instruments de conquêtes, elles servent même parfois à légitimer les guerres6), on peut remarquer que les cartes exercent un pouvoir politique plus insidieux, en instituant une vision du monde biaisée sous couvert d'objectivité.

Charlie Chaplin,

« Le Dictateur »,

1940.

Les exemples d'utilisation de la cartographie à des fins politiques sont innombrables, mais il en est un qui est particulièrement parlant : celui de la projection de Mercator. Ce planisphère, que l'on trouve dans la majorité des manuels de géographie ou accroché dans les salles de classe, est également utilisé comme référence par Google Maps. Formalisée par le géographe flamand Gerardus Mercator en 1569, cette projection cylindrique de la Terre s'est imposée comme standard dans le monde, notamment grâce à sa précision idéale pour les voyages marins. Mais si la projection Mercator a été utile aux navigateurs des siècles précédents (elle a en effet l'avantage de conserver les angles), elle déforme en revanche fortement les distances et les aires. En conséquence, au regard de territoires comme l'Europe, l'Afrique parait  beaucoup plus petite qu'elle ne l'est réellement. Malgré le développement ultérieur par la marine d'autres systèmes de navigation et par les cartographes d'autres méthodes de projection, ce planisphère a été conservé comme référence majeure.

L’Europe est restée pour les européens au centre du monde7.

Projection de Mercator (1569).

Elle conserve les angles mais déforme les aires et les distances.

Projection de Peters (1885).

Elle conserve les aires et les distances

au détriment des angles.

« AuthaGraph World map » (2016).

Elle est considérée comme la projection la plus fidèle et précise actuellement.

Du papier à l'écran

Les cartes font depuis quelques années défaut à leur étymologie. Avec la démocratisation des supports numériques, elles ont délaissé le papier au profit des pixels, se transformant en planisphère télescopique accessible en permanence depuis notre poche. La carte s'est en effet affranchie de ses traditionnelles limites physiques (la surface finie et la non-profondeur de la feuille de papier) pour devenir un instrument de représentation de l'espace beaucoup plus interactif et immersif. Du fouillis des cartes papier à déplier, raturer, annoter… chacune relative à un espace particulier, nous sommes passés à une unique carte personnalisable englobant l'intégralité du monde.

Mais cette nouvelle profondeur ne cacherait-elle pas une vision du monde encore plus finie et fermée ?

 

 La carte papier, de par son format, communique implicitement le sentiment de tenir entre les mains une représentation limitée de l'espace (limitée dans la forme et donc dans le fond). La matérialité du support rend la carte d'autant plus familière et accessible : on peut par exemple redessiner par dessus voire la déchirer, si bien que pour certains, « se plonger dans une carte, c’est un peu regarder par une large fenêtre où se déploie un monde à scruter, deviner, imaginer »8.

Les liserés, les couleurs, l'échelle, la typographie employés témoignent de la subjectivité de la représentation. Chaque carte a ainsi un style spécifique, de la carte militaire à la carte IGN proprement topographique en passant par les cartes rêvées ou imaginaires.

 

 Paradoxalement, le support numérique a éclipsé cette diversité au profit d'une petite poignée d'applications de géolocalisation. On peut citer la carte Google Maps, qui est rapidement devenue la référence utilisée par tous au quotidien. Mais c'est précisément cette exclusivité qui se révèle dangereuse. Elle tend en effet à nous faire oublier que d'autres cartes existent, que d'autres représentations du monde sont possibles. La carte Google Maps n'est pas une fenêtre mais un écran qui, malgré sa profondeur, n'invite plus à l'imagination mais impose une réalité formatée voire instrumentalisée9.

Avec ses couleurs et ses tracés si familiers, elle est progressivement devenue, dans l'imaginaire collectif, non pas une représentation du territoire mais le territoire lui-même.

 

 

Les replis de la carte

 

 

David Lynch & Mark Frost,

«Twin Peaks » saison 2 épisode 22,

entrée de la Black Lodge à Glastonberry Grove.

Il y a quelques mois, une zone d'environ 130 km2 située dans le parc du Yellowstone, aux États-Unis, s'est retrouvée sous le feu fugace des projecteurs. « Lieu à éviter en toutes circonstances », « Zone de la mort », « Zone d'impunité totale »… les quelques médias qui se sont penchés sur le sujet ont rivalisé d'originalité pour trouver au lieu le nom le plus tapageur possible. Et pour cause : on peut en théorie y commettre un meurtre sans être inquiété de quelconque poursuites judiciaires. Cette anomalie juridique est la conséquence d'une irrégularité dans la délimitation du territoire américain. L'intégralité du parc national du Yellowstone est en effet considéré comme un territoire fédéral rattaché à l’État du Wyoming. Pourtant, le parc déborde sur deux autres états voisins, l'Idaho et le Montana. Cette superposition provoque une confusion judiciaire : la zone en question est officiellement placée sous l'autorité juridique du Wyoming ; or, comme elle ne s'y situe pas géographiquement, le tribunal fédéral du Wyoming n'y a pas autorité. Le lieu est ainsi une zone grise caractérisée par un vide juridique10.

 

 Si on passe outre les fantasmes que suscite ce « lieu du crime parfait » (il a même inspiré le polar Zone de tir libre de C.J. Box, publié en 2007), il est intéressant de voir comment un conflit cartographique entre découpages juridique et territorial a pu créer un espace indiscipliné, une zone qui échappe à tout pouvoir. Né de la collision entre deux tracés antagonistes, ce no law's land incarne parfaitement la limite du découpage des territoires par la carte. La cartographie a créée une zone qui échappe au pouvoir des lignes.

 

 Le journaliste et écrivain Philippe Vasset s'est lui aussi intéressé aux limites de représentation de la cartographie, et aux décalages entre la carte et la réalité du territoire. Dans Un livre blanc, il s'interroge sur les « zones blanches » des cartes, ces petites portions laissées vierges par les cartographes pour ne pas surcharger les tracés et en rompre les proportions. Il relate ainsi son exploration des « zones blanches figurant sur la carte n° 2314 OT de l'Institut géographique national, qui couvre Paris et sa banlieue »11.

 

« Au bout de deux mois, j’avais complètement abandonné l’idée de faire apparaître la moindre parcelle de merveilleux : les blancs des cartes masquaient, non pas l’étrange, mais le honteux, l’inacceptable, l’à peine croyable : des familles campant dans la boue en pleine ville et des hommes qui, comme à La Courneuve, sous l’A1, devaient aller arracher aux obstacles des parcours de santé avoisinant des rondins pour alimenter leur feu l’hiver. »12

 

Philippe Vasset constate qu'un déplacement de « la frontière du monde connu »13 a eu lieu. Les « terra incognitae » qui faisaient autrefois rêver les explorateurs sont aujourd'hui plus balisées que nos propres villes. L'inconnu se situe désormais à nos portes, dans ces zones blanches passées sous silence par la carte, qui disparaissent de la vue des habitants. La carte formate autant qu'elle reflète notre vision du territoire.

 

 

Comment sortir de la carte ?

 

« Les cartes empiètent de façon invisible sur la vie quotidienne. Tout comme l’horloge, symbole graphique de l’autorité politique centrale, a introduit la « discipline du temps » dans les rythmes des ouvriers de l’industrie, les lignes des cartes, dictant la nouvelle topographie rurale, ont introduit une « discipline de l’espace »14.

 

Bien que publié en 1990, ce texte de Brian Harley, lu à l'aune de l'hégémonie numérique, a d'autant plus de sens. Les trois ou quatre applications de géolocalisation qui dominent le marché nous enferment dans une vision du territoire normée et réductrice. Notre manque de prise sur la carte (nous ne pouvons plus que la consulter) renforce notre dépendance et alimente notre absence de remise en question.

S'émanciper de ce schéma implique d'abord de considérer la carte pour ce qu'elle est : un instrument subjectif de représentation du monde, porteur d'intentionnalités, qui parle autant de son objet que de son auteur.

En cela, la démarche de Philippe Vasset, en attachant autant d'importance à ce qui est montré qu'à ce qui ne l'est pas, est efficace. Pourtant, même si elle met en valeur les limites de la cartographie, il est difficile d'imaginer qu'elle présente une solution pour s'émanciper du pouvoir des cartes. S'infiltrer dans les interstices, les zones grises, floutées, cachées, fermées, hors d'atteinte… demande du temps et des efforts dans le seul but de se perdre. Cette démarche d'explorateur urbain va à l'encontre des préoccupations de l'individu qui consulte une carte.

Sortir de la carte passerait alors peut-être par le fait de retrouver une prise sur le support. Malgré l'écran, avoir la possibilité de plier, déchirer, raturer, corriger, surligner cette représentation figée et partielle du territoire. Laisser sa marque sur la carte pour la déborder.

Collage.

Carte Google Maps recouverte d'une illustration issue de la bande dessinée Blast de Manu Larcenet.

14.

Brian Harley, Peter Gould & Antoine Bailly, op. cit., p. 31.

13.

Ibid, p. 131.

12.

Ibid, p. 22-23.

11.

Philippe Vasset,

Un livre blanc : récit avec cartes, éd. Fayard, Paris, 2007,

p. 10.

10.

Brian Kalt, professeur de droit à l'université

du Michigan, a mis

en lumière cette incohérence juridique

dans son article

« The Perfect Crime ».

9.

Il n'est par exemple

pas innocent que

Google Maps n'ait jamais répertorié la Palestine.

8.

Ingrid Saumur,

article « Cartographier,

le pouvoir suprême », mai 2012, strabic.fr.

7.

Brian Harley nomme cette tendance d'un peuple à se placer systématiquement au centre de la carte le « syndrome de l’omphalos », c'est-à-dire le fait de se croire désigné par Dieu pour être le centre de l’univers.

Brian Harley, Peter Gould & Antoine Bailly, op. cit., p. 36.

6.

Kantuta Quirós & Aliocha Imhoff,

« La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre », septembre 2011, lepeuplequimanque.org.

Article inspiré de l'ouvrage éponyme du géographe et géopoliticien Yves Lacoste paru en 1976.

5.

Ibid, p. 31.

4.

Brian Harley, Peter Gould & Antoine Bailly, op. cit., p. 63.

3.

Idée développée par Hakim Bey dans TAZ, Zone Autonome Temporaire, qui va jusqu'à affirmer que la carte est « une gigantesque escroquerie ».

Hakim Bey, TAZ, Zone Autonome Temporaire, éd. de l'éclat, Paris, mai 1997.

2.

Alain Milon,

Cartes incertaines, regard critique sur l'espace, éd. Encre Marine, Paris, 2013, p. 11.

1.

Brian Harley, Peter Gould & Antoine Bailly, Le pouvoir des cartes : Brian Harley et la cartographie, éd. économica, Paris, 1995, p. 33.

comment les cartes formatent notre vision

du territoire.

en dehors Mémoire de fin d'études d'Hugo Poirier, sous la direction de Mathilde Sauzet. ENSCI-Les ateliers 2017 à consulter sur ordinateur & tablette.