la fin des voyages

comment une image de l'ailleurs nous a été imposée.

L'attraction exercée par l'ailleurs

Il suffit d’écouter ou de poser les yeux sur les publicités qui nous entourent pour s’apercevoir que, depuis des décennies, le voyage est un argument de vente récurrent. Un bon nombre de produits nous promettent une évasion loin de notre quotidien morose. Sorte d’eldorado temporaire ou de carotte magique dans laquelle on nous laisse croquer de temps à autre, ces envies d'échappées artificielles nous sont plus ou moins subtilement imposées1. Il est pourtant étonnant que cette stratégie de marketing éculée soit encore aujourd'hui aussi efficace. Comment se fait-il que l'imagerie du voyage nous fasse toujours autant rêver, au point d'acheter un lave-linge séchant encastrable, des pâtes industrielles ou un désodorisant d’intérieur ?

Michael Haneke,

« Le septième continent »,

1993.

Si on se penche sur sa définition, le voyage désigne avant tout un déplacement physique pendant une période définie, « un déplacement que l’on fait, généralement sur une longue distance, hors de son domicile habituel »2.

Il induit l’idée d’un point de départ fixe et familier : l’« ici », et d’un « ailleurs ». C’est un terme proprement sédentaire. Les nomades sont en effet étrangers à cette notion puisqu’ils font du mouvement et du trajet leur manière de concevoir et d’habiter l’espace : ils évoluent dans « un espace sans frontières ni clôture »3. Le sédentaire vit lui dans un espace (dé)limité.

Bref, le voyage est la promesse pour le sédentaire de s’enfuir de son espace clos. à son environnement familier s'oppose ce qui se trouve en-dehors, ce qui lui est étranger. En filigrane de la notion de voyage se trouve donc la question de l'ailleurs.

ailleurs [ajœR] adv. et n. m. {XIIe s., ailurs, ailleur 1050 ; probablmt issu du lat. pop. *aliore (loco), compar. du class. alio, avec s adverbial}

 

A 1 Dans un autre lieu (que celui où l'on est ou dont on parle).

Nulle part ailleurs, en aucun autre endroit.

Partout ailleurs, en tout autre endroit.

Ailleurs que... quelque part.

 

2 {début XIIIe s. « autrement »} Il est ailleurs, son esprit est ailleurs : il rêve, il est distrait.

(Langue class.) Aimer ailleurs : aimer une autre personne.

 

3 Spécialt. Dans un autre passage, dans un autre livre.

 

B (Précédé d'une prép.) 1 {1174 d'aillors}d'ailleurs : d'un autre endroit, d'un autre pays.

 

{1160 par ailleurs} Rare. Par ailleurs : par une autre voie, par un autre moyen, d'une autre façon.

 

2 {av. 1650, Corneille} Loc. adv. Fig. D'ailleurs, marque que l'esprit envisage un autre aspect des choses, introduisant donc une restriction ou une nuance nouvelle.

 

Par ailleurs : d'un autre côté, pour une autre raison.

 

C N. m. L'ailleurs (rare et littér.) : le lieu où l'on n'est pas, où l'on ne se tient pas (opposé à l'ici), avec ce qu'il comporte de connaissances, de sensations nouvelles.4

L'ailleurs réside donc dans cet « autre lieu ». Cet espace « où l'on n'est pas », et par conséquent qu'on ne connaît pas. Ailleurs et inconnu sont ainsi intimement liés. Si on remonte quelques siècles en arrière, on constate que l'ailleurs a exercé une véritable fascination pour beaucoup de civilisations sédentaires. L’histoire est truffée de récits de conquêtes et d’épopées à la poursuite de mondes fantasmés.

On peut par exemple mentionner l'Âge des découvertes5, période d'ébullition pendant laquelle les voyages d’exploration ont été les plus intensifs, étendus et fructueux. Impulsées par les portugais à partir de 1418, ces expéditions orchestrées majoritairement par les européens ont posé les jalons de la connaissance géographique du monde, de la cartographie moderne, mais aussi de l’impérialisme occidental, de la colonisation et de la mondialisation. L’hégémonie occidentale qui s'est progressivement étendue, accompagnée par l’établissement ou le renforcement des routes commerciales, a par ailleurs entraîné une perméabilité sans précédent de l’Europe aux cultures étrangères6.

Mais l’exploration du globe et les expéditions de découverte et de conquête n'ont évidemment pas été l’apanage des occidentaux. La volonté de voyager, découvrir et de comprendre le monde s'est révélée être une obsession partagée par de nombreuses civilisations à travers les siècles, et la figure du « découvreur » est récurrente par delà les époques. Henu, Eiríkr Rauði, Ibn Battûta, Hassan al-Wazzan, Lafacadio Hearn… nombreux ont été les hommes fascinés par l’ailleurs, dont les récits de voyage ont traversé les époques.

En témoigne par exemple la vie de l’amiral chinois Zheng He, considéré comme l’un des plus importants explorateurs de l’Histoire, qui dirigea la flotte démesurée de l’empereur Yongle. Il régna sur les océans et vogua jusqu’à l’Indonésie, l’Inde, l’Arabie, l’Égypte… jusqu’au Mozambique, bien avant Christophe Colomb, Vasco de Gama et Magellan. Il est d’ailleurs cocasse de noter qu’une polémique agite les historiens, depuis qu’une carte retrouvée en 2006, dont l’authenticité est contestée, témoigne de la découverte de l’Amérique par les navires de Zheng He près d’un siècle avant Christophe Colomb…

Plonger dans l'ailleurs et repousser la frontière du monde connu semble ainsi avoir été une des pierres angulaires de la conception du monde, pour de nombreuses civilisations.

 

John Spilsbury,

World map puzzle,

vers 1766.

L'ailleurs déporté vers des horizons

plus lointain

 

 

à la manière d'un puzzle qui se construit, la connaissance globale du monde s'est progressivement affinée au fil des siècles. L'immensité de la Terre s'est réduite jusqu'à être complètement intégrée, si bien qu'aujourd'hui, il semble que la planète nous soit acquise. Chaque m2 a été arpenté, mesuré, photographié, répertorié, comme en témoigne la précision de nos cartes actuelles. C'est en effet en 1899 que les dernières zones d'ombre qui recouvraient encore le globe ont été dissipées, et que l'intégralité des territoires non-immergés sont devenus propriété humaine. Notre soif d'ailleurs ne s'est pas tarie pour autant.

 

Montage vidéo réalisé à partir d’extraits des œuvres suivantes :

 

« Antartica, sur les traces de l’empereur », documentaire de Jérôme Bouvier, 2016.

« Hubble 3D », documentaire de Toni Myers, 2010.

« Interstellar », film de Christopher Nolan, 2014.

« Voyage aux confins de l’univers », documentaire de Yavar Abbas, 2008.

« Gravity », film d'Alfonso Cuarón, 2013.

En effet, en parallèle, un phénomène conséquent marque la fin du XIXe siècle : le succès de la science-fiction.

La science fiction7 prend son envol avec les romans de Jules Verne (De la Terre à la Lune en 1865, Vingt mille lieues sous les mers en 1870) et d’Herbert George Wells (La Guerre des mondes en 1898). à l’approche de la fin du XIXe siècle, l’exploration spatiale et la vie extraterrestre deviennent les thèmes de prédilection de ce genre littéraire en pleine expansion.

On peut ainsi lire dans ce succès le besoin qu'a l'homme d'être confronté à un ailleurs. C’est comme si la disparition symbolique de la limite géographique avec l'inconnu reprenait source dans les récits de science-fiction.



La fausse fin des voyages

Claude Lévi-Strauss, dans la première partie de son ouvrage Tristes Tropiques8 justement appelé « la fin des voyages », déplore la disparition des terres inconnues qui attiraient tant les explorateurs des siècles précédents. Il exprime son désarroi face au constat qu’il lui y est impossible de fouler une terre vierge, de découvrir une civilisation qui ne se soit altérée au contact d’explorateurs ou conquérants occidentaux. L'ailleurs est devenu fade, le voyage ne peut offrir que « des souvenirs à demi corrompus »9.

 

 On peut néanmoins tempérer cette affirmation. D’un point de vue anthropologique, concevoir le voyage comme la découverte d’un inconnu mystérieux et immaculé est en effet une chimère. Mais si l'on considère le voyage comme le fait de quitter son monde familier, l'ailleurs se situe alors partout en dehors de notre environnement proche. La limite avec l'ailleurs est extensible, étirable ou rétractable selon chacun, et ne se cantonne pas à la sphère géographique. Un objet, un parfum, un son, une personne peuvent être l’objet d’un voyage. Fernando Pessoa revendiquait cette capacité qu’a l’homme sage à voyager assis ; un voyage certes paresseux mais infini. Voyager est avant tout s’aventurer derrière sa propre ligne d’horizon.

 

 Les enfants ont ainsi cette capacité à se transporter vers des ailleurs imaginaires avec une facilité déconcertante.

Maurice Sendak,

Max et les Maximonstres

(Where the Wild Things are),

1963.

« Le lit devenait cabane de trappeurs, ou canot de sauvetage sur l’Océan en furie, ou baobab menacé par l’incendie, tente dressée dans le désert, anfractuosité propice à quelques centimètres de laquelle passaient des ennemis bredouilles.

J’ai beaucoup voyagé au fond de mon lit. J’emportais pour survivre des sucres que j’allais voler dans la cuisine et que je cachais sous mon traversin (ça grattait…). La peur – la terreur, même – était toujours présente, malgré la protection des couvertures et de l’oreiller »10.

 

 Pour l'adulte, l'ailleurs prend la même teinte idyllique. Il incarne l'échappatoire permettant de tout recommencer, le lieu où bâtir une seconde vie, une renaissance. Le tout d'ailleurs généralement saupoudré d'une pointe d'exotisme.

Le Douanier Rousseau,

Le Rêve,

1910.

C'est pourquoi l'histoire de Robinson Crusoé est si appréciée : elle effraie autant qu'elle attire. On déplore la solitude cruelle du naufragé mais on envie sa chance de repartir à zéro, son ingéniosité et son habilité à tout construire de ses propres mains, à être maître de son univers.

Le philosophe François Dagognet, loin de voir dans le roman de Daniel Defoe une innocente rêverie d'aventure coupée de la société humaine, pointe au contraire dans le comportement de Robinson une reproduction du fonctionnement de la société occidentale, hégémonique, exploitant la nature et les autochtones11.

La société modèlerait alors notre imaginaire et notre vision de l'ailleurs, nous poussant à reproduire des schémas qui nous sont, malgré nous, imposés.

 

 

 La vraie fin des voyages : un ailleurs

 formaté

 

 

Revenons en à notre point de départ. Les agences publicitaires ont ­­­– à juste titre – bien compris que le goût pour l'ailleurs pouvait être utilisé à des fins mercantiles, pour susciter le désir et faire vendre. Qu'il s'agisse de produits quelconques ou de voyages touristiques, les images de l'ailleurs sont souvent les mêmes. Nous sommes régulièrement abreuvés d'images formatées de terres idylliques.

 

 La fin des voyages n'a pas été provoquée par la découverte complète du globe, mais par l'épuisement progressif de notre imaginaire. Le matraquage publicitaire et l'image formatée de l'ailleurs relayée par les médias de masse nous poussent à tous fantasmer du même horizon.

Comme l'affirme Geoff Dyer dans la préface de l'ouvrage Petite planète de Martin Parr, l'ailleurs n’est devenu pour beaucoup qu’une photographie qu'on a envie de voir « en vrai », dans le but de se photographier à son tour dans cette « vraie » photographie. Pour Dyer le voyage n'est devenu qu'une consommation de lieux qui n'ont plus rien de mystérieux.

Martin Parr,

photo extraite de l'album

Petite planète,

Mexique, 2008.

Martin Parr,

photo extraite de l'album

Petite planète,

Grèce, 2008.

Plus encore, les voyages qui nous sont aujourd'hui vendus nous permettent de retrouver le même confort qu' « à la maison ».

 

Si les voyages d’exploration des siècles précédents  incarnaient véritablement un esprit de curiosité et de découverte, le tourisme contemporain ne leur emprunte que le déplacement. Le voyage implique de quitter sa zone de confort en s'aventurant en dehors de son environnement familier, afin de découvrir d'autres environnements, d'autres cultures, d'autres mondes. Voyager, c'est précisément se mettre dans une situation inconfortable.

 

La vraie fin des voyages n’est pas d’avoir tout découvert, mais d’avoir fait du voyage une stratégie de vente, de l’ailleurs une image unique, de l'horizon une ligne artificielle.

Peter Weir,

« The Truman Show »,

1998.

11.

François Dagognet, L'invention de notre monde : l'industrie, pourquoi et comment ?, éd. Encre Marine, Paris, 1995, p. 60-63.

10.

Georges Perec,

Espèces d'espaces, « le lit », éd. Galilée, Paris, 1997 (1974), p. 34.

9.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, éd. Pocket, Paris, 2001 (1955), p. 36.

8.

Immense figure

de l’anthropologie

et de l’ethnologie

du XXe siècle,

Claude Lévi-Strauss est réputé pour ses écrits qui ont renouvelé en profondeur les sciences humaines et sociales.

Tristes tropiques, paru

en 1955, contraste avec ses travaux précédents

(La Vie familiale et sociale des Indiens Nambikwara, Les Structures élémentaires de la parenté) puisque c’est avant tout un récit d’expéditions.

7.

Genre narratif principalement littéraire et cinématographique,

qui dépeint des mondes, des sociétés et des êtres situés dans des espaces-temps fictifs (passés, présents ou futurs).

Ces espaces-temps impliquent généralement des sciences,

des technologies

et des situations radicalement différentes.

6.

C’est à cette époque

que se popularise la notion d’exotisme. Bien que, dans sa définition première, l’exotisme se définit comme le phénomène culturel du goût pour l’étranger, le terme a pris, depuis les Grandes Découvertes et la colonisation, une teinte occidentalo-centrée. La position hégémonique de l’Occident s’est traduite au niveau géographique par la définition de centres (des « ici ») absolus tels que Paris, Londres, et d’autres capitales du monde occidental. L’exotisme est alors devenu ce qui est étranger à la culture européenne.

D'après J.-F. Staszak, article « Qu’est-ce que l’exotisme ? », revue Le Globe n°148,

2008.

5.

Période historique également appelée « Grandes découvertes », s’étalant du début du XVe siècle à la fin du XVIIe siècle.

Elle est considérée comme une des époques charnières, qui a fait basculer l’Europe

du Moyen-Âge

vers la Modernité.

4.

« ailleurs », Dictionnaire culturel en langue française, sous la direction d'Alain Rey, éd. Le Robert, Paris, 2005.

3.

Gilles Deleuze

& Félix Guattari, Mille plateaux, capitalisme et schizophrénie 2, les éditions de Minuit, Paris, 1980, p. 471.

2.

D’après la définition du Centre National

de Ressources Textuelles

et Lexicales (CNRTL).

1.

Roland Barthes,

dans ses Mythologies,

met en lumière

cette manipulation

du « langage de la culture dite de masse ».

Dans le chapitre « Publicité de la profondeur »,

il remarque notamment que l'idée de « profondeur » est récurrente dans les publicités pour détergents.

Roland Barthes, Mythologies, éd. du Seuil, Paris, 1970 (1957).

 

en dehors Mémoire de fin d'études d'Hugo Poirier, sous la direction de Mathilde Sauzet. ENSCI-Les ateliers 2017 à consulter sur ordinateur & tablette.